La meilleure connaissance des génomes des végétaux
facilite désormais l'accès aux mécanismes
qui contrôlent la croissance et le développement
des plantes. Ce succès est le résultat de plusieurs
décennies d'efforts de la recherche publique. Les applications
sont l'objet d'enjeux économiques et politiques qui posent
avec acuité le problème de la privatisation du
vivant et du rôle de la recherche publique. Ainsi, à
l'occasion du lancement de Génoplante, M. Allègre
s'est réjoui de ce que les chercheurs publics "n'auront
plus à raser les murs lorsqu'ils feront du 'business'
" .
Génoplante regroupe les organismes publics, l'I.N.R.A.,
le C.I.R.A.D., l'I.R.D. (ex-O.R.S.T.O.M.), le C.N.R.S., les entreprises
semencières Biogemma et Bioplante et la branche agro-chimie
de Rhône-Poulenc, récemment fusionné au groupe
allemand Hoescht.
Le statut juridique est pour l'instant celui d'un Groupement
d'Intérêt Scientifique mais doit évoluer
rapidement en Groupement d'Intérêt Economique qui
lui conférera la personnalité morale de droit privé.
Génoplante est piloté par un comité stratégique
composé du directeur général de l'I.N.R.A.
(qui a siégé au Conseil d'Administration de Rhône-Poulenc
Agro-Chimie de 1989 à 1994), du P.D.G. de Rhône-Poulenc
Agro-Chimie et du président de Limagrain.
L'objectif est " de promouvoir la génomique végétale
et de créer de la propriété industrielle
dans ce domaine dans le cadre d'un partenariat public-privé
" et " d'identifier les gènes jouant un rôle
majeur en production végétale (rusticité,
tolérance au stress, maladies, qualité) afin de
les intégrer dans des programmes d'amélioration
des espèces cultivées et d'assurer une protection
industrielle de ces gènes ". Tout retard vis-à-vis
des entreprises concurrentes à dominante américaine,
allemande et japonaise se traduisant par " une perte de
compétitivité de la communauté scientifique,
des industries semencières de France et des firmes agro-alimentaires
d'aval ", M. Caboche, principal artisan du projet, appelle,
devant le Comité Technique Paritaire de l'I.N.R.A., les
chercheurs à participer à la " guerre économique
".
Le budget de Génoplante est de 1.4 milliard de francs
sur 5 ans. L'Etat finance plus de 70% de cette somme, directement
(30%) et via les établissements publics de recherche
(40%). Du fait de la situation budgétaire de ces derniers,
ces ressources seront soustraites de celles des laboratoires
et des programmes existants. Génoplante disposera de deux
plates-formes technologiques à Evry et Montpellier qui
regrouperont près d'une quarantaine d'agents. Ces deux
unités ont bénéficié de 13 ouvertures
de postes de scientifiques, prises sur le contingent du Département
de Génétique et d'Amélioration des Plantes
de l'I.N.R.A. menaçant ainsi la pérénité
de ses autres unités de recherche. Génoplante sous-traitera
une partie de ses activités par des appels d'offre. Les
laboratoires publics asphyxiés devront passer contrat
pour survivre. La direction de l'I.N.R.A. compte ainsi mobiliser
180 chercheurs.
Dans quel but? " Des semences de qualités
qui répondent mieux aux attentes des consommateurs et
des agriculteurs et appuient efficacement les stratégies
des partenaires de la filière agro-industrielle européenne
", lit-on. Quelles attentes? Bien que l'obtention de nouveaux
Organismes Génétiquement Modifiés (OGM),
constituent un des débouchés du programme, les
responsables n'en soufflent mot. L'opinion publique, plutôt
hostile aux OGM, fait-elle peur aux promoteurs de Génoplante
? Comment répondre aux attentes des consommateurs alors
que les objectifs de Génoplante sont construits uniquement
autour des intérêts des partenaires industriels
? Quels contrôles, quelles garanties démocratiques
aura la collectivité qui finance les 7/10èmes des
coûts sans disposer de la majorité dans les instances
décisionnelles? A ces questions nous n'avons obtenu aucune
réponse.
L'objectif mercantile de Génoplante explique sa centralisation
et son opacité technocratique. En investissant massivement
dans Génoplante l'état français commet une
grave erreur pour au moins six raisons.
La première erreur est d'imaginer que seul
le 'business' (le profit), peut motiver utilement le chercheur
public. C'est ignorer que nous avons choisi ce métier
parce que la science et sa règle du jeu pouvaient remplir
nos vies comme n'aurait pu le faire la course au profit. L'objectif
d'un service public est de satisfaire des besoins, des attentes
collectives qui justement s'opposent au profit privé.
Le service public peut nouer des coopérations utiles sans
perdre ni son âme ni ses objectifs à condition de
n'avoir pas la sébile à la main : l'indépendance
financière est une des conditions de sa liberté.
De ce point de vue, Génoplante est le dernier avatar d'un
projet de mise sous tutelle mercantile de la recherche qui hante
nos responsables politiques depuis des décennies.
La seconde erreur est d'imaginer que les retombées
de Génoplante bénéficieront automatiquement
à la collectivité, notamment en matière
d'emplois. Quelles ont été les retombées
du programme " Bioavenir " qui associait déjà,
il y a cinq ans, Rhône-Poulenc et la recherche publique
? En dépit des profits qu'ils réalisent, les partenaires
privés de Génoplante investissent peu dans la recherche,
en particulier dans les biotechnologies végétales.
La recherche publique n'a pas à se substituer aux industriels
qui doivent mettre au point leurs technologies d'avenir. Le redéploiement
de la recherche publique vers des objectifs marchands risque
d'entraîner une réduction des emplois dans les secteurs
recherche des entreprises partenaires, sans pour autant favoriser
l'émergence d'incertaines entreprises " start-up
". Rhône-Poulenc, principal partenaire privé
de Génoplante, nous donne une leçon de " réalisme
économique " : parallèlement à sa participation
dans Génoplante, il annonce des licenciements dans les
centres de recherche, et investit en Californie dans le programme
concurrent Agritope.
La troisième erreur est de croire que Génoplante
" dopera " la recherche végétale française.
Les directeurs d'unités de la commission 27 du CNRS réunis
le 21 octobre 1998 ont souligné, que ce programme ne répondait
pas aux besoins de la communauté scientifique française
en génomique végétale du fait de ses orientations
marchandes. Génoplante privilégie un aspect technologique,
certes de pointe mais déjà routinier, forcément
ephémère, aux dépens des recherches pluridisciplinaires
de base en biologie moléculaire, cytologie, génétique,
physiologie végétale, écophysiologie qui
sont pourtant plus que jamais nécessaire à notre
compréhension du fonctionnement des plantes. Le redéploiement
des laboratoires publics - choisis par Génoplante - vers
l'objectif de protection industrielle les détournera de
leurs objectifs de recherche, tandis que les laboratoires laissés
pour compte verront leur budget laminé. Déjà,
le groupement de recherche Arabidopsis associant l'I.N.R.A. et
le CNRS n'est plus financé. Il a pourtant mis au point
une grande partie des outils revendiqués par Génoplante.
Cette " technologisation " à marche forcée
impose à la recherche végétale une pensée
unique stérilisante, le " tout génomique ",
qui risque, à terme, de la mettre à l'écart
de l'évolution des idées.
La quatrième erreur est de vouloir faire concurrence
aux Américains sur le terrain du juridisme, arme au service
de leur volonté hégémonique. Accepter de
breveter (Quoi? Des gènes? Des plantes? Des animaux? L'homme?),
c'est se laisser aspirer sur le terrain miné des "
droits de propriété intellectuelle ", terme
qui désigne, comme le souligne S. Shulman (The Sciences,
janvier-février 1999), le brevetage d'idées générales
plutôt que d'innovations précises (le brevet sur
l'idée de piège à souris plutôt que
sur une amélioration du piège à souris).
L'arrêt Chakrabarty de la Cour Suprême des Etats-Unis
renversant en 1980 près d'un siècle de jurisprudence
constante " puisque c'est vivant, ce n'est pas brevetable
" a fait jurisprudence dans le monde entier. Le néo-libéralisme
de l'époque a imposé l'idée reçue
du brevet-qui-favorise-l'innovation-source-de-progrès.
Bien que les économistes n'aient pu établir empiriquement
ce lien (saut peut-être en matière de médicament),
nos dirigeants, par idéologie, ont entériné
la décision américaine en prenant soin d'éviter
le débat public. Sur ce terrain là, la victoire
semble bien incertaine. Ce n'est pas le vocabulaire martial des
" généraux " de Génoplante qui
peut masquer leur myopie stratégique : 80% du génome
d'Arabidopsis thaliana, la plante modèle de la génétique
végétale, serait déjà breveté
ou en passe de l'être. Dans ce combat, Génoplante
aura-t-il autre chose que des miettes? Plutôt que se s'engager
dans cette impasse, l'honneur de la France ne serait-il pas de
prendre la tête d'une campagne internationale pour faire
du vivant " bien commun " de l'humanité, un
nouveau Droit de l'Homme?
La cinquième erreur est de sous-estimer l'importance
du libre accès aux ressources génétiques
et aux connaissances. Les gains historiquement inouïs des
rendements agricoles dans les pays industriels (ils ont été
multipliés par 4 ou 5 en moins de soixante ans alors qu'il
avait fallu des siècles pour qu'ils doublent) et dans
un certain nombre de pays du Tiers-Monde ont été
rendus possible grâce à l'échange libre des
ressources génétiques et des connaissances. Par
exemple, ce fut le cas pour la Révolution Verte. Ce sont
les croisements successifs de variétés de blé
japonaises d'origine russe et américaine avec des variétés
américaines et mexicaines par des chercheurs d'abord américains
puis mexicains qui ont permis d'augmenter de manière considérable
le rendement en blé au Mexique dans les années
50. A la mondialisation non marchande des ressources génétiques
et des connaissances, au partage d'un " bien commun "
de l'humanité et à la coopération internationale,
les promoteurs de Génoplante sont en train substituer
la cartellisation marchande, la " guerre économique
" et le pillage des ressources génétiques.
C'est une formidable régression.
La sixième erreur est une faute politique. Génoplante
est un pas de plus dans la mise des agriculteurs sous tutelle.
Un " semencier " ne peut vendre de semences tant que
le grain que récolte l'agriculteur est aussi la semence
de l'année suivante. Au fond, tant que les plantes se
reproduisent dans le champ du paysan, le capital du " sélectionneur
" ne peut se reproduire dans son bilan. Son objectif -contre
l'agriculteur- sera donc de se débarrasser cette propriété
malheureuse. La technique Terminator, brevetée en mars
1998 par la Ministère de l'Agriculture américain
et une firme privée (rachetée aussitôt par
Monsanto) illustre cet objectif: un transgène tueur actionné
avant le semis vient tuer le germe au moment où le grain
se forme. Une autre arme est le brevet. Au nom de brevets sur
des semences génétiquement modifiées, la
pratique de semer librement le grain récolté que
reconnaît pourtant le système américain de
protection des obtentions végétales est remise
en cause. Pour cette raison des centaines d'agriculteurs sont
ainsi traînés par Monsanto devant les tribunaux.
Le brevet est donc une stérilisation légale des
plantes qui a l'avantage d'étre moins coûteuse que
les transgénèses de type Terminator. Ayant ainsi
exproprié l'humanité, les nouveaux propriétaires
du vivant pourront demander au états de protéger
leur privilège et faire payer par le contribuable-citoyen
le coût de sa propre dépossession.
Ces interrogations nous concernent tous. Le renforcement du
contrôle des citoyens sur les orientations du service public
de recherche est une nécessité. Nous demandons
que la mise en oeuvre de Génoplante soit suspendue et
qu'un large débat public associant la représentation
nationale puisse enfin avoir lieu.
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