Culture

 Génoplante: une erreur stratégique

Jean Pierre Berlan (Directeur de Recherche INRA)
Jean Louis Durand, Chargé de recherche, Observateur C.G.T. au Conseil Scientifique de l'INRA
Alain Roques, Directeur de recherche, secrétaire national du syndicat CGT de l'INRA
Pascal Tillard, Ingénieur, membre élu du Conseil d'administration de l'INRA
  janv02

 

 La meilleure connaissance des génomes des végétaux facilite désormais l'accès aux mécanismes qui contrôlent la croissance et le développement des plantes. Ce succès est le résultat de plusieurs décennies d'efforts de la recherche publique. Les applications sont l'objet d'enjeux économiques et politiques qui posent avec acuité le problème de la privatisation du vivant et du rôle de la recherche publique. Ainsi, à l'occasion du lancement de Génoplante, M. Allègre s'est réjoui de ce que les chercheurs publics "n'auront plus à raser les murs lorsqu'ils feront du 'business' " .


Génoplante regroupe les organismes publics, l'I.N.R.A., le C.I.R.A.D., l'I.R.D. (ex-O.R.S.T.O.M.), le C.N.R.S., les entreprises semencières Biogemma et Bioplante et la branche agro-chimie de Rhône-Poulenc, récemment fusionné au groupe allemand Hoescht.

Le statut juridique est pour l'instant celui d'un Groupement d'Intérêt Scientifique mais doit évoluer rapidement en Groupement d'Intérêt Economique qui lui conférera la personnalité morale de droit privé. Génoplante est piloté par un comité stratégique composé du directeur général de l'I.N.R.A. (qui a siégé au Conseil d'Administration de Rhône-Poulenc Agro-Chimie de 1989 à 1994), du P.D.G. de Rhône-Poulenc Agro-Chimie et du président de Limagrain.


L'objectif est " de promouvoir la génomique végétale et de créer de la propriété industrielle dans ce domaine dans le cadre d'un partenariat public-privé " et " d'identifier les gènes jouant un rôle majeur en production végétale (rusticité, tolérance au stress, maladies, qualité) afin de les intégrer dans des programmes d'amélioration des espèces cultivées et d'assurer une protection industrielle de ces gènes ". Tout retard vis-à-vis des entreprises concurrentes à dominante américaine, allemande et japonaise se traduisant par " une perte de compétitivité de la communauté scientifique, des industries semencières de France et des firmes agro-alimentaires d'aval ", M. Caboche, principal artisan du projet, appelle, devant le Comité Technique Paritaire de l'I.N.R.A., les chercheurs à participer à la " guerre économique ".


Le budget de Génoplante est de 1.4 milliard de francs sur 5 ans. L'Etat finance plus de 70% de cette somme, directement (30%) et via les établissements publics de recherche (40%). Du fait de la situation budgétaire de ces derniers, ces ressources seront soustraites de celles des laboratoires et des programmes existants. Génoplante disposera de deux plates-formes technologiques à Evry et Montpellier qui regrouperont près d'une quarantaine d'agents. Ces deux unités ont bénéficié de 13 ouvertures de postes de scientifiques, prises sur le contingent du Département de Génétique et d'Amélioration des Plantes de l'I.N.R.A. menaçant ainsi la pérénité de ses autres unités de recherche. Génoplante sous-traitera une partie de ses activités par des appels d'offre. Les laboratoires publics asphyxiés devront passer contrat pour survivre. La direction de l'I.N.R.A. compte ainsi mobiliser 180 chercheurs.


Dans quel but? " Des semences de qualités qui répondent mieux aux attentes des consommateurs et des agriculteurs et appuient efficacement les stratégies des partenaires de la filière agro-industrielle européenne ", lit-on. Quelles attentes? Bien que l'obtention de nouveaux Organismes Génétiquement Modifiés (OGM), constituent un des débouchés du programme, les responsables n'en soufflent mot. L'opinion publique, plutôt hostile aux OGM, fait-elle peur aux promoteurs de Génoplante ? Comment répondre aux attentes des consommateurs alors que les objectifs de Génoplante sont construits uniquement autour des intérêts des partenaires industriels ? Quels contrôles, quelles garanties démocratiques aura la collectivité qui finance les 7/10èmes des coûts sans disposer de la majorité dans les instances décisionnelles? A ces questions nous n'avons obtenu aucune réponse.


L'objectif mercantile de Génoplante explique sa centralisation et son opacité technocratique. En investissant massivement dans Génoplante l'état français commet une grave erreur pour au moins six raisons.
La première erreur est d'imaginer que seul le 'business' (le profit), peut motiver utilement le chercheur public. C'est ignorer que nous avons choisi ce métier parce que la science et sa règle du jeu pouvaient remplir nos vies comme n'aurait pu le faire la course au profit. L'objectif d'un service public est de satisfaire des besoins, des attentes collectives qui justement s'opposent au profit privé. Le service public peut nouer des coopérations utiles sans perdre ni son âme ni ses objectifs à condition de n'avoir pas la sébile à la main : l'indépendance financière est une des conditions de sa liberté. De ce point de vue, Génoplante est le dernier avatar d'un projet de mise sous tutelle mercantile de la recherche qui hante nos responsables politiques depuis des décennies.
La seconde erreur est d'imaginer que les retombées de Génoplante bénéficieront automatiquement à la collectivité, notamment en matière d'emplois. Quelles ont été les retombées du programme " Bioavenir " qui associait déjà, il y a cinq ans, Rhône-Poulenc et la recherche publique ? En dépit des profits qu'ils réalisent, les partenaires privés de Génoplante investissent peu dans la recherche, en particulier dans les biotechnologies végétales. La recherche publique n'a pas à se substituer aux industriels qui doivent mettre au point leurs technologies d'avenir. Le redéploiement de la recherche publique vers des objectifs marchands risque d'entraîner une réduction des emplois dans les secteurs recherche des entreprises partenaires, sans pour autant favoriser l'émergence d'incertaines entreprises " start-up ". Rhône-Poulenc, principal partenaire privé de Génoplante, nous donne une leçon de " réalisme économique " : parallèlement à sa participation dans Génoplante, il annonce des licenciements dans les centres de recherche, et investit en Californie dans le programme concurrent Agritope.
La troisième erreur est de croire que Génoplante " dopera " la recherche végétale française. Les directeurs d'unités de la commission 27 du CNRS réunis le 21 octobre 1998 ont souligné, que ce programme ne répondait pas aux besoins de la communauté scientifique française en génomique végétale du fait de ses orientations marchandes. Génoplante privilégie un aspect technologique, certes de pointe mais déjà routinier, forcément ephémère, aux dépens des recherches pluridisciplinaires de base en biologie moléculaire, cytologie, génétique, physiologie végétale, écophysiologie qui sont pourtant plus que jamais nécessaire à notre compréhension du fonctionnement des plantes. Le redéploiement des laboratoires publics - choisis par Génoplante - vers l'objectif de protection industrielle les détournera de leurs objectifs de recherche, tandis que les laboratoires laissés pour compte verront leur budget laminé. Déjà, le groupement de recherche Arabidopsis associant l'I.N.R.A. et le CNRS n'est plus financé. Il a pourtant mis au point une grande partie des outils revendiqués par Génoplante. Cette " technologisation " à marche forcée impose à la recherche végétale une pensée unique stérilisante, le " tout génomique ", qui risque, à terme, de la mettre à l'écart de l'évolution des idées.
La quatrième erreur est de vouloir faire concurrence aux Américains sur le terrain du juridisme, arme au service de leur volonté hégémonique. Accepter de breveter (Quoi? Des gènes? Des plantes? Des animaux? L'homme?), c'est se laisser aspirer sur le terrain miné des " droits de propriété intellectuelle ", terme qui désigne, comme le souligne S. Shulman (The Sciences, janvier-février 1999), le brevetage d'idées générales plutôt que d'innovations précises (le brevet sur l'idée de piège à souris plutôt que sur une amélioration du piège à souris). L'arrêt Chakrabarty de la Cour Suprême des Etats-Unis renversant en 1980 près d'un siècle de jurisprudence constante " puisque c'est vivant, ce n'est pas brevetable " a fait jurisprudence dans le monde entier. Le néo-libéralisme de l'époque a imposé l'idée reçue du brevet-qui-favorise-l'innovation-source-de-progrès. Bien que les économistes n'aient pu établir empiriquement ce lien (saut peut-être en matière de médicament), nos dirigeants, par idéologie, ont entériné la décision américaine en prenant soin d'éviter le débat public. Sur ce terrain là, la victoire semble bien incertaine. Ce n'est pas le vocabulaire martial des " généraux " de Génoplante qui peut masquer leur myopie stratégique : 80% du génome d'Arabidopsis thaliana, la plante modèle de la génétique végétale, serait déjà breveté ou en passe de l'être. Dans ce combat, Génoplante aura-t-il autre chose que des miettes? Plutôt que se s'engager dans cette impasse, l'honneur de la France ne serait-il pas de prendre la tête d'une campagne internationale pour faire du vivant " bien commun " de l'humanité, un nouveau Droit de l'Homme?
La cinquième erreur est de sous-estimer l'importance du libre accès aux ressources génétiques et aux connaissances. Les gains historiquement inouïs des rendements agricoles dans les pays industriels (ils ont été multipliés par 4 ou 5 en moins de soixante ans alors qu'il avait fallu des siècles pour qu'ils doublent) et dans un certain nombre de pays du Tiers-Monde ont été rendus possible grâce à l'échange libre des ressources génétiques et des connaissances. Par exemple, ce fut le cas pour la Révolution Verte. Ce sont les croisements successifs de variétés de blé japonaises d'origine russe et américaine avec des variétés américaines et mexicaines par des chercheurs d'abord américains puis mexicains qui ont permis d'augmenter de manière considérable le rendement en blé au Mexique dans les années 50. A la mondialisation non marchande des ressources génétiques et des connaissances, au partage d'un " bien commun " de l'humanité et à la coopération internationale, les promoteurs de Génoplante sont en train substituer la cartellisation marchande, la " guerre économique " et le pillage des ressources génétiques. C'est une formidable régression.
La sixième erreur est une faute politique. Génoplante est un pas de plus dans la mise des agriculteurs sous tutelle. Un " semencier " ne peut vendre de semences tant que le grain que récolte l'agriculteur est aussi la semence de l'année suivante. Au fond, tant que les plantes se reproduisent dans le champ du paysan, le capital du " sélectionneur " ne peut se reproduire dans son bilan. Son objectif -contre l'agriculteur- sera donc de se débarrasser cette propriété malheureuse. La technique Terminator, brevetée en mars 1998 par la Ministère de l'Agriculture américain et une firme privée (rachetée aussitôt par Monsanto) illustre cet objectif: un transgène tueur actionné avant le semis vient tuer le germe au moment où le grain se forme. Une autre arme est le brevet. Au nom de brevets sur des semences génétiquement modifiées, la pratique de semer librement le grain récolté que reconnaît pourtant le système américain de protection des obtentions végétales est remise en cause. Pour cette raison des centaines d'agriculteurs sont ainsi traînés par Monsanto devant les tribunaux. Le brevet est donc une stérilisation légale des plantes qui a l'avantage d'étre moins coûteuse que les transgénèses de type Terminator. Ayant ainsi exproprié l'humanité, les nouveaux propriétaires du vivant pourront demander au états de protéger leur privilège et faire payer par le contribuable-citoyen le coût de sa propre dépossession.


Ces interrogations nous concernent tous. Le renforcement du contrôle des citoyens sur les orientations du service public de recherche est une nécessité. Nous demandons que la mise en oeuvre de Génoplante soit suspendue et qu'un large débat public associant la représentation nationale puisse enfin avoir lieu.